L'inédit est le fruit inattendu et inespéré d'un travail de recherche entrepris en 2009 sur les carnets intimes de Marie Cardinal par ses filles Alice et Bénédicte Ronfard et l'Editrice Annika Parence.
" On pensait, près de douze ans après sa mort, n'avoir plus rien à lire de nouveau de Marie Cardinal. Il restait le souvenir de plusieurs livres.Et surtout celui, toujours vif, des Mots pour le dire, qu'on recommandait encore à de jeunes lectrices, car, à travers une expérience personnelle, c'est une réflexion sur la condition des femmes."
Préface de Josyane Savigneau
Note de LECTURES SENTINELLES de Marie-Thérèse PEYRIN | Printemps 2013 -1
Une femme en couverture, plongée dans le noir par le photographe Robert Doisneau, une femme qui fume, et qui n'a rien d'une rebelle anorexique de magazine. Une femme qui revendique la jouissance, la tête inclinée en signe d'appel ou de conciliation, une femme réconciliée avec elle-même, sans doute grâce à l'écriture. Une femme élégante devant sa machine à écrire, un sourire pulpeux aux lèvres closes, une promesse incarnée ou un aboutissement, je peux tout imaginer, et m'en contenter. Il ne s'agit pas d'une secrétaire. Puis en ouvrant le livre recomposé par ses filles et l'éditrice, je sais que je vais retrouver l'état d'esprit de mon adolescence, en plein questionnement sur la vie amoureuse et l'exploration progressive des limites du charnel, pour cause d'ignorance, de pressions familiales, sociales et de risques brandis par l'ordre moral et médical. Les angoisses de Marie Cardinal sont les miennes, l'héritage est dans la filiation et ses ruptures nécessaires. Ecrire, c'est séparer le soi de l'autre, ou le recombiner de façon plus habitable. Le savoir ne suffit pas, "La traversée des apparences " de Virginia et son "Je n'ai pas tout dit" sont en perpétuelle alternance. "Il n'y a jamais de fin aux pourquoi" écrivait la poète Andrée Chedid, j'aime cette formulation et la répète souvent dans mon for intérieur pour me donner le courage de "laisser faire la vie" en évitant le plus possible les crispations et les regrets. Lorsqu'elle a franchi certaines étapes, dans la sexualité, dans la maternité éventuelle et non obligatoire, dans le métier et si elle a eu la chance d'y trouver d'autres types d'expériences positives, la femme écrivain revient souvent à son point de départ. Les mots sont le matériau de la maison ultime, celle qu'on laisse ou pas aux siens ou à d'autres moins intimes. Tout dépend de l'envergure des questions réglées ou de leur dépassement. Réfléchissant à cela ces derniers temps, la parution de l'inédit de Marie Cardinal prend une importance particulière dans mes pensées d'écriture. Je rejoins une conscience familière qui me parle de ce qui m'intéresse vraiment et de façon récurrente. Avec quoi, en compagnie de qui et combien de temps peut-on parvenir à héberger généreusement son propre destin ? Comment co-habiter avec celui des autres femmes, des autres hommes, de leurs ascendants, de leurs descendants, à la manière de Sagesse un peu jouissive préconisée ( l'intention étant plus facile à concevoir qu'à réaliser) par Marguerite Yourcenar : Vivre en philosophes incarnés en enquiquinant le moins possible ses voisin.es immédiat.es... Est-ce que, dans le dernier tiers de nos vies, la possession d'une vaste maison avec des alcôves réservées à la souvenance et un jardin ajusté à la capacité physique suffisent à apaiser les tensions et les regrets de l'exil ( réel ou intérieur dans les deux cas redoutable et redouté) ?
Me revient à ce propos le poème de Charles JULIET dans Affûts et que je me remémore volontiers par coeur lorsque je croise un écrivain , un poète qui semblent en avoir traversé les étapes :
chassé
livré à la nuit et à la soif
alors il fut ce vagabond
qui essaie tous les chemins
franchit forêts déserts
et marécages
quête fiévreusement
le lieu où planter
ses racines
cet exilé
qui se parcourt et s’affronte
se fouille et s’affûte
emprunte à la femme
un peu de sa terre et sa lumière
ce banni que corrode
la détresse des routes vaines
mais qui parfois
aux confins de la transparence
hume l’air du pays natal
et soudain se fige
émerveillé
Charles Juliet, Affûts, P.O.L., 1995
EXTRAIT DU LIVRE :
Une maison. Sa maison. Ce mot ! Ce mot comme une bouffée de sirocco l’emplit entièrement de murs épais, de carrelages de faïence – doux sous les pieds nus -, de jalousies entrouvertes, de moucharabiés multicolores, d’ombres striées, de raies solaires, d’une odeur de Flye-Tox qui se mêle à la lavande des armoires, au géranium et au thym, de lits blancs, de siestes chuchotantes, du bruit que fait e vent dehors, dans les branches d’eucalyptus traînant sur la terre rouge. Sa maison ne peut se penser sans son jardin où foisonnent la menthe, les violettes, le romarin, les capucines, le jasmin, les cyprès… Perdue pour toujours, irremplaçable, intacte. La lui rendrait-on qu’elle ne l’habiterait pas : trop grande, trop lointaine, trop pleine de miasmes de la famille. Elle est bien là où elle est, dans un coin de sa tête. Elle n’en aura pas d’autre. Elle ne la remplacera jamais.
Marie CARDINAL, L’Inédit, Grasset / Annika Parance Editeur, Avril 2013, p.35-36.